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Le français, de cause en cause

Les droits des francophones canadiens ont beaucoup progressé à coup de jugements. L’affaire du sous-financement du Campus Saint-Jean, en Alberta, a le potentiel de changer une nouvelle fois la donne.


Comme je l’avais prévu dans une précédente chronique, les Franco-Albertains ont officiellement lancé une poursuite en justice contre le gouvernement de l’Alberta et l’Université de l’Alberta pour corriger le problème du sous-financement du Campus Saint-Jean. Car la seule université francophone à l’ouest du Manitoba est menacée de démantèlement, en raison des coupes budgétaires du gouvernement Kenny.


Ce genre d’affaires n’est jamais banal, car les droits des francophones canadiens ont beaucoup progressé à coup de jugements. Les francophones du Canada doivent d’ailleurs une fière chandelle aux Franco-Albertains et au fameux arrêt Mahé, prononcé par la Cour Suprême en mars 1990, qui a tout changé pour l’enseignement en français dans les autres provinces canadiennes. L’affaire du Campus Saint-Jean a le potentiel de changer la donne, une nouvelle fois.


Depuis 30 ans, une douzaine de grands jugements ont porté sur l’interprétation de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cet article, qui porte sur le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, stipule que les personnes instruites dans une langue minoritaire ont le droit de « faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue. » L’article ajoute que si un enfant en a profité, ce droit s’étend aux autres membres de la fratrie. L’article pose cependant une limite importante : ce droit ne s’exerce que si le nombre le justifie. Mais il précise néanmoins (et par deux fois) que l’exercice de ce droit comprend le droit de se faire instruire dans des écoles financées par des fonds publics. Autrement dit, le gouvernement provincial ne peut pas dire : « Arrangez-vous entre vous. »


C’est la cause Mahé qui a été le premier grand test de ce fameux article. Jean-Claude Mahé, un parent d’élève à l’école Maurice-Lavallée d’Edmonton, seule école française en Alberta, s’insurgeait contre le fait que cette école relève d’une commission scolaire anglophone. La cause porte son nom, parce qu’il était tout simplement le premier nommé des trois requérants. La bagarre juridique a porté sur le sens d’un passage de l’article 23 concernant les « établissements d’enseignement pour la minorité linguistique ». Les parents alléguaient que cette notion devait inclure la « gestion scolaire ». Le gouvernement albertain en faisait plutôt une lecture minimaliste : « établissement » voulait dire « bâtiment ». Sans blague.


Sept ans plus tard, en mars 1990, la Cour suprême rendait un jugement unanime : le concept incluait la gestion scolaire. Le jugement précisait également que le contrôle de la gestion scolaire s’accompagnait d’une série de pouvoirs exclusifs : sur les dépenses, sur la nomination des administrateurs, sur l’établissement des programmes, sur le recrutement du personnel et sur la conclusion d’accords.


Depuis ce temps, une bonne douzaine d’autres jugements ont suivi pour étayer divers points. Le dernier de la liste, en juin, concernait les écoles de Colombie-Britannique. Cette fois-ci, la Cour suprême est venue dire, une fois pour toutes, que les considérations financières étaient secondaires au droit d’être instruit dans sa langue. Elle est même allée jusqu’à établir des dommages punitifs en cas de résistance administrative.


L’effet de ces jugements a été le suivant : rien qu’en Alberta, on compte désormais quatre conseils scolaires pour 42 écoles et près de 9000 élèves. À la grandeur du Canada, il y a désormais 28 conseils scolaires francophones en dehors du Québec.


D’après Mark Power, avocat et fondateur du cabinet Juristes Power, qui porte le ballon dans la cause franco-albertaine comme il l’a fait dans la cause britanno-colombienne, les francophones du Canada entrent dans une ère où les tribunaux seront appelés à se prononcer sur les conséquences pratiques de l’article 23. Il cite le cas de la décision du gouvernement fédéral, en juillet, d’inclure des questions sur l’instruction en français dans le prochain recensement. « À force de menaces de poursuite, le gouvernement fédéral en est venu à accepter qu’il devait modifier le recensement de 2021 pour poser des questions sur la langue d’enseignement, pour faire respecter l’application de l’article 23. »


Selon Pierre Foucher, professeur titulaire de droit constitutionnel à l’Université d’Ottawa, ce ne sont pas seulement les jugements qui font avancer la cause, mais aussi les lois. « En fait, une combinaison des deux, dit-il. La plupart des provinces, sauf Terre-Neuve et la Colombie-Britannique, ont minimalement des lois ou des politiques de services en français. C’est venu sous l’influence de la Loi sur les langues officielles, mais aussi des jugements. » Il donne en exemple le renvoi manitobain de 1985, un jugement de la Cour suprême qui a failli rendre illégales toutes les lois manitobaines parce que le gouvernement de la province avait « oublié » son obligation constitutionnelle de voter ses lois en français et en anglais. « La Cour avait accordé un délai pour les traduire, mais ce jugement a suscité trois autres lois, sur les services de santé, sur le centre culturel franco-manitobain et celle sur l’épanouissement de la communauté. »


Darius Bossé, un avocat chez Juristes Power qui travaille également sur le dossier albertain, explique : « Cet effet d’entraînement est évident dès 1993, lorsque le gouvernement fédéral, à la demande du Nouveau-Brunswick, a enchâssé dans la Constitution un article [16.1] qui consacre l’égalité linguistique des deux communautés du Nouveau-Brunswick. »


Il n’est arrivé qu’une seule fois qu’une communauté francophone, ayant invoqué l’article 23, ait été déboutée par la Cour suprême : dans le dossier des écoles du Yukon. Mais devant la menace d’une seconde poursuite, le gouvernement du Yukon a préféré trouver un règlement à l’amiable.


Dans l’affaire yukonaise, le gouvernement du Québec avait beaucoup nui à la cause en plaidant contre les francophones, afin de justifier ses propres restrictions sur l’éducation en anglais. L’Association canadienne-française de l’Alberta a donc demandé de rencontrer la ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia Lebel. « La ministre n’a pas pu nous recevoir, mais ses conseillers nous ont dit que le Québec serait silencieux dans notre cas », dit Sheila Risbud, la présidente de l’ACFA. Nombre de Franco-Albertains aimeraient bien entendre le Québec plaider que l’Alberta devrait s’inspirer de la manière dont il soutient trois universités anglophones. Mais d’un autre côté, peut-être est-il préférable que le gouvernement québécois reste neutre. « Mais les Québécois sont bienvenus pour s’impliquer dans la campagne de dons pour financer l’opération Sauvons Saint-Jean », ajoute Sheila Risbud.


Mark Power juge que la cause présente un fort intérêt pour les Québécois, alors que les systèmes éducatifs sont sous pression et ne forment pas assez d’enseignants pour combler la demande, au Québec comme ailleurs au Canada. « La fermeture d’une faculté comme Saint-Jean viendrait aggraver la pénurie au Québec. »


La cause albertaine comporte plusieurs particularités. L’article 23 porte spécifiquement sur les écoles primaires et secondaires et ne mentionne pas les universités. Mais comme l’avait démontré le jugement qui avait permis de sauver l’hôpital Montfort en 2002, il est possible d’invoquer des principes non écrits. Les avocats feront valoir que la capacité de former des enseignants localement est essentielle à une bonne gestion scolaire. « Une fois qu’on a dit “pleine gestion”, est-ce que ça ne prend pas des enseignants ? »


L’autre particularité est l’existence d’un contrat qui liait les pères oblats, fondateurs du collège Saint-Jean, le gouvernement de l’Alberta et l’Université de l’Alberta. Signé en 1976, au moment de la cession du collège à l’université, ce contrat stipulait que l’université devait « tout mettre en œuvre » (best efforts) pour exploiter, entretenir, promouvoir et développer la faculté.


Quand on lit l’entente, il ressort à quel point les pères oblats avaient vu juste. « L’article 3.7, explique Darius Bossé, prévoit que la province de l’Alberta s’engage à combler toute diminution de l’engagement fédéral. Or, c’est exactement ce qui se passe : l’aide fédérale est non indexée et diminue donc d’année en année. Il y a 44 ans, quelqu’un avait prédit ça. »


Quoi qu’il en soit, il est loin d’être acquis que cette cause se rendra jusqu’en Cour suprême ni même qu’elle aboutisse devant un juge. D’abord parce que l’université n’a pas encore fait son lit et parce que l’ACFA a d’autres buts, plus politiques. « La poursuite concerne le sous-financement, explique Sheila Risbud, mais, en parallèle, on cherche une solution politique pour régler le problème de gouvernance et éviter que le problème ne se répète. » Mais comme dans toutes les parties serrées du genre, le gouvernement ne lèvera pas le petit doigt s’il n’est pas menacé par un recours qu’il a toutes les chances de perdre.

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