top of page

Lettre amicale à un conspirationniste

Le Dr Alain Vadeboncoeur prend la plume et s’adresse à la part d’humanité que nous avons tous en commun.


D’une certaine manière, je ne vous connais pas tellement. Je ne connais pas votre âge, ce que vous faites dans la vie, ce qui vous intéresse, comment vous relaxez le soir après une journée de travail. Je vous devine (assez mal) par vos publications, vos prises de position, vos envolées parfois lyriques.


C’est encore plus difficile parce que vous n’avez pas de nom ni de face, ce qui contribue peut-être à vous désinhiber, à vous rendre plus agressif, au point que certains jours, tout ce que je perçois de vous, ce sont vos écarts de langage, vos insultes, vos attaques parfois dures — pas vraiment ce qui est le plus agréable chez l’humain.


Mais d’une autre manière, je vous connais plutôt bien. Assez pour savoir que vous êtes meilleur que vos publications les plus hargneuses. Assez pour comprendre que si je vous avais en face de moi plutôt que sur mon fil Twitter, vous ne tiendriez pas ce langage. Parce que taper des mots random sur un clavier est plus facile que de les prononcer les yeux dans les yeux.


Ah, si vous étiez devant moi, assis à une table à café ou sur une civière d’urgence, vous seriez sans doute aimable ! Alors, est-ce que je peux essayer de m’adresser, pour un instant, à cette partie de vous-même que j’apprécierais ?


À une grande sœur qui s’occupe peut-être des devoirs du petit frère ? À un père qui va peut-être faire les courses après une journée difficile ? À une mère qui joue peut-être au softball la fin de semaine pour se changer les idées ? À un oncle qui offre peut-être son temps pour garder les enfants ? À qui que vous soyez ?


Je ne doute pas une seconde que vous êtes comme tout le monde, humain souvent de bonne humeur, des fois inquiet, prêt à aider quand il le faut, vivant le stress du quotidien, parfois en colère quand des choses vous tannent. Je suis convaincu que ce que je peux lire de vous — ce que vous laissez paraître — ne correspond pas à ce que vous êtes vraiment.


Ce que je devine à votre propos, je le tiens en partie de mes années à l’urgence. C’est qu’en 30 ans, on en voit de toutes les couleurs. Pour ainsi dire, j’ai rencontré l’humanité entière dans ces locaux où des drames parfois intenses se jouent. J’ai rencontré tout le monde, des plus sympathiques aux plus violents.


Des milliers comme vous, avec leurs histoires, leur genre, leurs traits, leurs problèmes médicaux ou simplement leurs inquiétudes. J’ai dû croiser cent fois votre personnalité précise, votre caractère intime. Je ne suis donc pas en terrain inconnu quand vous m’insultez sur Twitter.


Des personnes plus ou moins méfiantes, comme vous, il y en a beaucoup, de toutes sortes. Elles ne se soumettent pas aisément au point de vue de la majorité, rejettent l’avis des autorités et même mon avis médical, comme c’est votre plein droit. Certaines ont des idées terre à terre, d’autres, plus étranges.


J’ai même soigné, surtout dans les urgences générales où j’ai longtemps travaillé, bien des gens souffrant de troubles graves, en psychose aiguë par exemple, déconnectés, comme on dit. Bien plus étranges que vous ne me semblez l’être. Je les aidais du mieux que je pouvais. Tout ce monde est humain et a bien plus de choses en commun que de différences. Il suffit de regarder à la bonne place.


Je sais, cette méfiance qui vous habite, vous l’exprimez largement ces jours-ci, face au gouvernement, à l’OMS, au Dr Arruda, aux entreprises pharmaceutiques, à la santé publique, aux masques, au confinement — face à tout ce que vous n’aimez pas. Mais vous allez être surpris : je l’accepte tel quel, votre méfiance. Je la reconnais, notamment à mon égard. Vos injures ne me troublent même pas.


La méfiance, c’est un trait fondamental, que je partage, que toute l’humanité partage. Elle nous habite, vous et moi, tout le monde, depuis toujours. Comme nos colères nous habitent, comme notre souhait d’aider, notre propension à croire, notre intérêt à comprendre ou notre sens communautaire — tout ce qui constitue ces traits de personnalité que nous partageons à divers degrés.


Nous nous ressemblons plus que vous ne le pensez, en quelque sorte. Je pourrais même dire que nous sommes tous un peu conspirationnistes. Vous, moi, les autres. Peut-être à des degrés différents, vous plus que moi, j’en conviens, mais ce n’est qu’une question de nuances.


J’essaie assez souvent d’exercer un doute systématique sur les choses et les idées, surtout dans ma vie professionnelle et scientifique, même dans ma vie personnelle. Je remets en cause les décisions, je discute, je m’obstine, parfois je conteste. On me trouve parfois gossant. Je suis même parfois aussi méfiant que vous. C’est normal, c’est humain.

Nos traits de personnalité, nos comportements, nos émotions, tout ce qui nous construit vous et moi et les autres, tout cela est essentiel. D’ailleurs, si ces traits existent, c’est qu’ils nous ont été jadis et le sont encore, il n’y pas d’autre raison possible. Si nous n’avions jamais été méfiants, comme humains, nous ne serions même pas là pour nous en parler. La méfiance comme un des moteurs de grandes avancées de l’aventure humaine, c’est une évidence.


Au-delà de vous et moi et de nous tous, on pourrait se rendre jusqu’au monde animal, où cette fonction de base du cerveau s’est installée graduellement grâce à l’évolution, comme tout ce qui aide à survivre. Des animaux qui éprouvent la méfiance, mais aussi la peur, la colère, comme vous et moi, traits façonnés au fil des millions d’années qui forment une partie de l’immense bagage commun des outils du vivant pour affronter la réalité.


Certaines personnes sont plus méfiantes que d’autres, pour diverses raisons : sociales, éducatives, génétiques, environnementales — que sais-je encore. Tout cela s’exprime et se constate tous les jours sur les réseaux sociaux, comme dans vos écrits ou vos interactions parfois intenses.


Cette méfiance qui vous habite m’est même souvent utile, je dois l’admettre. Quand vous m’avez attaqué sur les réseaux sociaux, questionné, mis en doute, au point que cela m’a parfois irrité, ennuyé, cela m’a servi. Certaines de vos questions difficiles m’ont forcé à revenir à la base ; vos attaques contre le port du masque m’ont poussé à réviser les preuves et à m’assurer de la solidité de cette position.


Quand vous avez affirmé que la pandémie était en quelque sorte derrière nous, cela m’a forcé à retourner aux données ; à comprendre ce qui se passait en France avec la montée des cas ; à suivre avec attention la situation à Madrid, là où les lits d’hôpitaux se remplissent de nouveau ; à mieux étudier aussi l’augmentation des cas chez nous.


Comme disait l’autre, ce qui ne tue pas rend plus fort. Cela pousse à trouver des réponses, oblige à mieux présenter de plus solides arguments, convainc de vérifier la solidité des prémisses. Et lorsque par vos questions vous tentez vraiment de comprendre, j’essaie de vous présenter de bons arguments, de meilleurs angles, des positions plus claires, je dois essayer de partager avec vous mes connaissances. Je progresse.

Bon, j’admets que lorsque vous vous complaisez dans les injures ou les insultes, je n’ai pas assez de temps pour m’attarder à vos écrits. Au début, je trouvais cela amusant, mais quand trop d’énergie est dépensée pour essayer de dialoguer avec vous, que mes tentatives sont vouées à l’échec, j’ai bien envie d’abandonner la partie, je dois l’admettre. Et cela me démange de vous bloquer. Comme j’ai dû en bloquer bien d’autres dernièrement.


Ce qui nous ramène au point de départ : c’est toujours avec plaisir d’échanger avec vous quand vous le voulez bien. Nous rejoignons ainsi une part de l’humanité que nous avons en commun, surtout quand nous arrivons à insister sur nos ressemblances plutôt que nos divergences.


C’est justement à cette part d’humanité que nous partageons que je souhaite m’adresser aujourd’hui.


Comme vous, sûrement, je connais plusieurs personnes qui ont été infectées par la COVID. Dans certains cas, tout s’est bien passé, elles ont dû se retirer du travail quelques semaines et sont revenues sans trop de problèmes. Dans d’autres cas, elles ont dû être hospitalisées. Et j’en connais aussi qui ont passé du temps aux soins intensifs. Et même certaines, qui en ont gardé des séquelles graves et importantes, sans savoir si elles vont un jour récupérer.



Durant plusieurs semaines, les soins intensifs de la grande région de Montréal étaient pleins à craquer, remplis de tels patients, plus jeunes que ceux qui sont décédés en CHSLD, qui en ont arraché au bout de leur tube enfoncé dans la trachée, branché à nos pompes, nos respirateurs, gardés artificiellement dans le coma pendant que leurs proches se morfondaient pour eux. Bon nombre en garderont des séquelles à long terme, une réalité clinique de mieux en mieux reconnue. C’est terrible, vous ne trouvez pas ?


Et comme vous, sans doute, je connais aussi pas mal d’infirmières, d’inhalothérapeutes, de préposées, de médecins, de gestionnaires, de technologues, de commis, de secrétaires ou de paramédics qui travaillent encore plus dur que d’habitude depuis des mois. Vous avez sûrement dans votre famille une conjointe, un cousin, un frère, une sœur ou une mère dans le réseau de la santé. Vous, peut-être, je ne connais pas votre métier.

Je pense aussi à tous les soignants qui sont allés prêter main-forte en CHSLD et qui en resteront marqués longtemps, parce que cela a dépassé la capacité d’adaptation. C’était vraiment difficile au printemps et même durant l’été.


Mais il s’est passé aussi autre chose, partout, pas seulement parmi les personnes les plus exposées à ces drames humains. Quelque chose de plus général, diffus, qui m’inquiète, qui devrait aussi vous inquiéter. Vous le savez, pour toutes sortes de raisons, le réseau de la santé est sous tension, depuis longtemps : manque de personnel, d’infirmières, de préposés ; urgences encombrées ; attente qui perdure ; retards dans les opérations.

L’arrivée de la COVID a aggravé ces problèmes alors que pendant des semaines, les hôpitaux, surtout de la grande région de Montréal, ont dû se concentrer sur les cas de COVID, les urgences cardiaques et les graves cancers, les autres soins ayant été souvent délaissés.


Dans beaucoup d’hôpitaux, un peu partout — je reçois beaucoup de témoignages à cet effet —, le courageux personnel déplacé vers les CHSLD pour y offrir des soins a mené à des « découvertures » importantes. Beaucoup de soignants se sont retrouvés à travailler doublement pour arriver à bien couvrir. De plus, comme les vacances ont ensuite été coupées, tout le monde a manqué de repos.


Les équipes de soins sont ébranlées. Beaucoup de soignants sont découragés, désabusés. Certains des plus amochés ont choisi de quitter le réseau. Vous le saviez aussi, n’est-ce pas ? On parle de plus de centaines de démissions. C’est énorme, ça porte un coup dur aux équipes restantes, qui doivent composer avec ces nouvelles réalités. On essaie d’engager, mais dans le contexte actuel, ça n’a rien d’évident.


Écoutez, même sans vague COVID à l’automne, ce serait difficile, alors qu’il faut essayer de rattraper le retard accumulé, ces 92 000 opérations retardées par la crise. Il faut faire fonctionner les hôpitaux même si on a dû retrancher des centaines de lits pour les transformer en chambres simples. Il faut maintenir les urgences (où vous consultez sans doute parfois) à flot alors qu’on a perdu des centaines de civières dans les réaménagements. Alors qu’il manque de personnel un peu partout. Ça ne sera pas évident.


Imaginez tout ça, mais avec plus de cas COVID. Imaginez avec une grosse vague de cas COVID. Dans un contexte ardu où les équipes sont fatiguées, épuisées, fragilisées. Pendant que tous ces soignants sont eux-mêmes aux prises dans leur vie personnelle avec la COVID, la rentrée scolaire, les tensions familiales, tout ce que vous avez à vivre aussi. Comprenez-vous cette détresse ? Et je ne vous parle même pas des écoles et des professeurs.


Quand vous manifestez bruyamment, quand vous niez la virulence du virus, quand vous criez qu’il n’y aura pas de deuxième vague, quand vous jurez que tout cela n’est que de la frime, quand vous demandez de ne pas porter le masque, fort de votre certitude qu’il ne sert à rien, quand vous refusez d’appliquer les mesures de distanciation, je vous l’assure, vous contribuez, peut-être sans le réaliser pleinement, à l’épuisement qui mine actuellement les gens du réseau de la santé.


Tenez, j’aimerais que vous pensiez à ceux et celles qui vous soigneront si par malheur vous vous retrouvez vous aussi à l’urgence, atteint par la COVID, asphyxié par le manque d’oxygène, terrassé par les douleurs, affecté par un AVC — tout ce qu’il y a de terrible avec cette maladie que je ne vous souhaite pas. Enfin, et surtout, que vous pensiez à tous ceux et celles qui ont été, qui sont et qui tomberont malades durant cette période difficile.

Si je vous le demande avec insistance, c’est que, malgré votre méfiance, je suis persuadé que vous pouvez prendre assez de recul pour mieux réfléchir à tout cela. Et qu’alors, peut-être, vous arriverez aux mêmes conclusions que moi. Parce que je sais que nous avons beaucoup en commun. Toutefois, ce dernier bout de chemin, je ne peux le faire pour vous, il vous appartient entièrement. Mais je serai avec vous.

bottom of page